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31/12/2014

Absence et illusion


Nous sommes des êtres d’habitude, même si l’on s’en défend, même si l’on fait tout pour échapper à ce piège de l’espèce semblable à celui qui nous pousse à nous reproduire. Il y a là une programmation inflexible, et arracher quelque excroissance de ce cancer n’atteint pas la racine indurée au plus profond de nos gènes. On a beau masquer la réalité, un jour, elle nous rattrape, et ce croche-pied du temps parcouru nous met, avec la violence d’une chute sur des graviers acérés, face à la cohorte d’absences qui a jalonné notre chemin. Nous voilà pris dans l’invisible filet, car on ne parcourt pas le temps, on l’accumule sur nos années d’errances au travers des illusions que nous chérissons pour masquer cette réalité : la mort fait partie de la vie.
Comme une forêt qui s’éclaircit en même temps qu’elle se renouvelle, la colonie générationnelle se raréfie, ici et là, un vide, un temps, puis le vide disparaît, un autre arbre se plante et croît, tout change, du moins en apparence.

En marchant dans le village ce matin, j’ai croisé ces maisons fermées où, il y a peu, la vie palpitait encore. De moins en moins fort certes, comme hésitante à rester ou partir, terrée derrière ces murs conçus pour se protéger, se cacher et finalement disparaître un matin dans la pudeur du terrier, comme pour s’excuser de quitter ce monde avant d’être tombé dans l’oubli, comme ceux de la maison d’en face que les murs ont depuis longtemps digérés et qui ne laissent plus qu’une interrogation.
Le temps vient rapidement à bout de tout et de la mémoire. La presque ruine ne livre plus que mystère. Sa toiture crevée par la croissance d’un saule, sa porte ouverte sur un quotidien abandonné à la poussière et aux araignées, sa vigne au bois dormant qui en condamne désormais l’accès, ne disent plus qui vécut ici, heureux ou malheureux. La question reste sans réponse. Et la nuit, cette bouche béante d’ombre inspire terreur.
Ce que l’on ne comprend pas est menace et l’instinct qui préside encore à nos réactions nous somme de fuir, de nous éloigner au plus vite, avant que ce que l’on sent déjà nous grignoter, ne nous dévore totalement.

Dans ce bout du village, parmi toutes ces absences définitives ou partielles, il ne reste plus qu’une seule maison vivante. Pourtant celle-là non plus, même en plein jour, n’incite pas à s’arrêter. Il y a en elle quelque chose du sarcophage. Il isole et phagocyte doucement ceux qui l’habitent.

Ici, dans ce pays creusois, le granit a servi à construire la demeure des vivants et des morts, épaisseur inviolable dressée contre l’adversité, barrière minérale dont aucune porte ne s’ouvre sur la liberté.
Illusion, illusion.

La maison près du lavoir, vide elle aussi, fantomatique les nuits de pleine lune, dominait jusqu’à présent une vaste pelouse fleurie et bien entretenue. Elle m’apparaît dans ma vision dévorée par les broussailles où quelques marguerites blanches, rescapées, se dressent en bouquets, comme pour témoigner des restes d’un présent pas tout à fait vaincu. J’envisage en cueillir quand j’aperçois sa propriétaire guerroyant contre les herbes. Vaine tentative au regard de son âge, acte pathétique de ne pas abandonner sa maîtrise sur les éléments. Toute une vie à dompter la terre ne peut se réduire au fauteuil quand la fatigue s’insinue dans la chair. Elle se redresse, m’aperçoit, soupire et décide d’une trêve. Elle m’invite à la suivre. Depuis le décès de son mari, elle habite avec sa sœur, la maison d’à côté. Nous entrons. La pièce à vivre est d’une froideur inhabituelle, elle suinte l’abandon et transpire l’absence. Abandonnée ici la lutte répétitive pour l’hygiène contre la crasse. De grosses taches maculent le sol fait de larges dalles de granit jointées, propre aux maisons anciennes. De la vaisselle sale traîne dans l’évier. Nulle trace de la sœur, le grillon du foyer semble avoir déserté les lieux. Je regarde alentour, quelques chaises vides, un fauteuil désemparé, je comprends. L’absence, encore !
Je suis restée trop longtemps partie, ce que je connaissais n’existe plus, effacé, digéré. Rien ne ressemble plus à rien, pas même la disposition des lieux. Je sais, ce n’est qu’un rêve, mais il me place face à l’inconcevable construit de ces innombrables absences cumulées, je regarde un livre aux lignes non pas raturées mais effacées. Paragraphes troués de blancs qui ne demandent qu’à jaunir ou accueillir des mots nouveaux pour que les phrases perdurent sur leur support de papier, jusqu’à ce que lui-même s’efface, s’effrite ou se dissolve.

Je perçois de plus en plus clairement mon existence non comme un chemin qui avance, mais plutôt comme un axe sur lequel se sont agglutinées des expériences, des rencontres, un axe immobile, sorte de disque dur où toutes mes données de vie sont inscrites. Elles m’ont façonnée et me portent, ne reste qu’une seule inconnue, s’effaceront-elles lorsque le destin chronophage m’aura effacée à mon tour de cette aire où se jouent les destinées ?

Pantin le 29 décembre 2014


Note : après ce rêve, j’ai immédiatement téléphoné pour prendre des nouvelles, ce n’était qu’un rêve, la sœur était toujours là. Mais dans le même temps, une très grande amie à moi, Sœur Véronique nous quittait et je ne l’ai appris que le 31 décembre.
Aujourd’hui je veux lui offrir à mon tour ces mots de Saint Bonnaventure qu'elle m'avait adressés un 18 janvier 2004 et qui sont toujours là, sur mon bureau, près de sa photo  :
« À cette source de vie et de lumière, accours donc, qui que tu sois. »

Adamante